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Dernières Photographies


ISSUE:  Summer 2007

avec Joanna Gilbertson
 

Ziad à l’extérieur
Ziad Sabah Jasim attend à l’extérieur d’un avant-poste américain de sécurité dans le quartier Ghazaliya de Bagdad.

Bagdad, mars 2007

Je ne voulais pas y retourner.

Quand j’ai commencé à couvrir l’Irak en 2002, j’étais encore un gamin fou et assez naïf de 24 ans. Cinq ans plus tard, j’étais un vétéran endurci. J’ai commencé à aller en Irak avant les militaires américains et j’ai continué à y retourner bien après que la plupart des membres de la « coalition des nations volontaires » se soit retirés. L’Irak était devenu mon initiation, mon rite de passage mais au lieu de m’accorder une meilleure connaissance de moi-même et une nouvelle identité, l’Irak était devenu mon identité. Sans l’Irak, je n’étais rien. Juste un photographe lambda qui traînait à New York. En Irak, j’avais un but, une mission : je me sentais important. Je ne voulais pas y retourner, mais j’en avais besoin - et pour la pire des raisons : je ne voulais pas que ça s’arrête. Après douze mois loin d’Irak, j’étais en proie à un manque que seul l’Irak pouvait combler.

Ma femme n’était pas d’accord. Mon psy non plus. « Si vous retournez en Irak maintenant » m’avait-il prévenu , « vous continuerez probablement à y retourner ». Pour être totalement honnête avec moi même – et je n’étais pas honnête avec moi-même à cette époque – une partie de moi savait qu’ils avaient raison. Cependant, il m’était aisé de justifier mon désir auprès de qui m’interrogeait. Je leur répondais que je voulais voir l’Irak une dernière fois, que j’avais besoin de photographier cet endroit d’une façon différente, en-dehors des contraintes du reportage quotidien. Je disais que je voulais photographier l’Irak avec mes émotions, réagir à mes sentiments sur le champ au lieu de les réprimer comme je l’avais fait par le passé. Je disais que je voulais m’assurer que mon livre de photos de guerre était vraiment achevé, que cette histoire était irrévocablement finie. Les seules personnes qui ont cru mes arguments ont été mes rédacteurs en chef du New York Times. Ils trouvaient qu’une rotation supplémentaire était une excellente idée.

Quelques semaines plus tard, quand je me suis endormi dans l’avion sur la piste de décollage, je me sentais plutôt confiant et un peu grisé par le Champagne. Une tempête de neige s’était abattue sur la ville, et il était impossible de savoir quand mon vol serait autorisé à décoller de l’aéroport Kennedy. Quand je me suis réveillé, huit heures plus tard, j’étais toujours à New York. L’euphorie s’était évaporée, comme mon assurance. D’autres passagers exigeaient de savoir quand nous allions partir, mais je me posais des questions plus importantes et elles aussi sans réponse. Nous avons décollé pour Amman et j’ai passé les douze heures suivantes sans pouvoir fermer l’œil, à me demander ce que j’était en train de faire, après quelle histoire je courrais exactement et s’il me restait un peu de chance, si je n’avais pas complètement épuisé mon capital.

*  *  *  *  

J’ai passé mes premiers jours à Bagdad dans la partie Ouest, coincé dans un des petits avant-postes appelés Joint Security Stations (JSS), les Avant-Postes Communs de Sécurité . « communs » car ils sont gardés par des soldats américains et irakiens. Les JSS poussaient comme des champignons dans le cadre de la supposée troop surge, le déploiement de troupes supplémentaires voulu par le Président Bush pour restaurer l’ordre dans la capitale. Mon séjour au JSS fut calme, morne. La plupart des gens oublient que la guerre est principalement faite d’ennui, et de lutte contre cet ennui oppressant entre deux épisodes de péril mortel. Des heures durant, chaque jour, je déambulais du toit au parking et retour, tentant en vain de trouver une photographie, n’importe quelle photographie. Quand l’opportunité de partir en patrouille s’est présentée, je l’ai donc saisie.

Le soldat spécialiste Loren Brison
Le soldat spécialiste Loren Brison, 21 ans, du HCC1-5, Première Division de Cavalerie, monte la garde dans un petit avant-poste commun de sécurité (JSS) situé dans un quartier sunnite de Bagdad Ouest. Le mannequin (à gauche), utilisé pendant un temps comme leurre pour tromper les snipers, a été abandonné quand ces derniers ont éventé la ruse.
Le sunnite
Un sunnite est détenu par des soldats de l’armé irakienne, majoritairement chiite, dans un avant-poste commun de sécurité (JSS) du district de Mansour, à Bagdad. Il est soupçonné d’avoir fait exploser un IED (Engin Explosif Improvisé) qui a tué l’un des leurs.

Une unité d’infanterie partait pour le quartier voisin de Ameriya, une zone cent pour cent interdite aux journalistes non-accrédités par l’armée américaine, située le long de la tristement célèbre route de l’aéroport. Ils escortaient une poignée d’ingénieurs de la Brigade Stryker, qui avaient reçu l’ordre de ramasser les ordures. La « mission de désinfection » éliminerait les caches d’IED (Improvised Explosive Device), les « Engins Explosifs Improvisés » que la guérilla planquait sous les ordures. En prime, les Américains s’attireraient les bonnes grâces de la population en ramassant les immondices.

Les ingénieurs avaient pour consigne stricte de rester à l’intérieur de leurs véhicules. Le coin était plein de snipers et les routes, tapissées de bombes. Mais dès l’instant où nous sommes arrivés dans la rue, quelques ingénieurs sont sortis des lourds véhicules blindés et ont commencé à diriger leurs bulldozers. Des types de l’infanterie les regardaient faire, incrédules, d’autres étaient devenus blêmes. En poussant les ordures au bulldozer, disaient-ils, les ingénieurs facilitaient encore la tâche aux poseurs de bombes, qui cacheraient leurs engins mortels dans le sol dévasté.

Je n’avais pas encore fait une seule photo de cette mission avec les militaires et, poussé par l’énergie du désespoir, je demandai la permission de suivre les ingénieurs. Les G.I. me dirent que j’étais un imbécile ; que je pouvais me faire tuer dehors, mais qu’après tout c’était ma vie. Je sautai à terre, courus vers un des soldats et commençai à prendre des photos en dansant sans cesse autour de lui pour que les snipers ne me prennent pas pour une cible facile. J’ai réussi à noter son affectation — j’ai écrit « 18eme Génie Civil, 3e Brigade (Stryker), 2e I.D. . . » sur mon calepin— son nom de famille (Gardner) qui figurait sur son gilet pare-balles, son grade (sergent), grâce à son insigne de poitrine, avant de revenir en courant dans le camion. Je ne désirais qu’une chose, être à nouveau à l’abri du blindage du Humvee. Un autre ingénieur lui criait « Enlève-toi du trottoir ! ». Ils avaient peur des bombes enterrées dessous.

Sergent Freeman L. Gardner
Dix minutes avant d’être tué, le Sergent Freeman L. Gardner avait été affecté à la surveillance de cette rue tandis que les bulldozers ramassaient les ordures où des IED (Engins Explosifs Improvisés) pouvaient avoir été dissimulés.

J’étais de retour à l’intérieur du Humvee, en train d’allumer une cigarette pour calmer mes nerfs quand une déflagration énorme a secoué notre camion. Tout ce que je pouvais voir, c’était un énorme nuage de poussière. L’unique bruit était le cliquetis de la tourelle du périscope par laquelle l’artilleur cherchait l’homme qui avait fait exploser la bombe à distance. Puis la radio s’est mise à crier : « Gardner est foutu ! Appelez un CASEVAC3 ! Gardner est foutu ! ». Gardner venait d’être coupé en deux par la bombe.

Quand je l’ai revu, il était sous un poncho en toile de camouflage. Seuls ses pieds en dépassaient. Si j’avais pris la photo, ses camarades m’auraient lynché. Quand il y a des cadavres, tous les yeux de la zone sont rivés sur moi, qu’ils soient plein de larmes ou de rage, pour s’assurer que je ne m’approche pas trop près pour prendre une photo. Je suis l’intrus, mais ils ne savent pas que des morts comme celle de Gardner m’accablent pendant des jours, des mois, parfois des années. Cela ne devient jamais plus facile. Cela ne change rien si je ne connais pas la personne ou si je n’ai eu que peu de contacts avec elle. Etre seulement présent à ce moment-là suffit. Avec Gardner, cependant, j’en arrivais à être le type avec qui il avait eu sa dernière conversation. J’avais pris la dernière photo de lui vivant.

Quelques heures plus tard, je déjeunais dans l’immense mess du Camp Liberty. La tente peut contenir cinq cent soldats, voire plus et assis là, tout en mastiquant un hamburger cartilagineux, j’observais leurs visages : certains riaient, d’autres discutaient avec animation, d’autres ne disaient rien, mâchaient leur nourriture en silence. J’avais envie de pleurer, ou de crier, ou de frapper quelqu’un. Au lieu de cela, j’ai fini mon hamburger et ravalé toute cette colère. Gardner était la chaise vide au déjeuner de ce jour-là. Le lendemain, ce serait quelqu’un d’autre.

Plus tard, j’ai trouvé son nom complet — Sergent Freeman L. Gardner Jr. — sur le site Internet du Département américain de la Défense, dans un communiqué de presse sur sa mort. Il était de Little Rock, allait au cinéma chaque samedi avec son épouse, adorait les jeux-vidéo et le football américain universitaire. Le communiqué du Département de la Défense commençait ainsi : « Le Département de la Défense a annoncé aujourd’hui le décès d’un soldat qui participait à l’opération Iraqi Freedom (Liberté Irakienne) ». Il avait 26 ans.

*  *  *  *  

Ma sortie suivante avec l’armée s’est déroulée avec les Kurdes. Pour la première fois dans l’Histoire récente, les peshmergas patrouillaient dans Bagdad. La neutralité des Kurdes dans les conflits inter religieux qui déchirent la capitale est supposée en faire une force de combat particulièrement efficace. Je savais à quoi m’en tenir. Les Kurdes et les Arabes sont ennemis et le sont depuis de longues, longues années.

J’étais en train de remporter une partie de cartes au siège des forces kurdes quand Edward Wong, le correspondant du Times, est entré en courant pour annoncer qu’il venait de recevoir un appel d’une femme sunnite en train d’être expulsée illégalement de sa maison. Sans prendre le temps de mettre nos gilets pare-balles et nos casques, nous avons sauté à l’arrière d’un camion blindé kurde. Sur les lieux, deux hommes adossés contre un mur se disputaient avec une femme au foulard bleu. L’un des hommes était armé d’un pistolet, l’autre, de l’avis d’expulsion. Tous deux écoutaient la femme parler pendant un moment, puis lui répondaient en criant. Même après l’arrivé des militaires sur les lieux, ces hommes continuèrent à s’exprimer et à se comporter avec détermination.

La femme au foulard bleu était Suaada Saadoum, une veuve sunnite mère de sept enfants. Après une année passée en Syrie, pour échapper aux violences entre sunnites et chiites, elle était revenue avec sa famille dans l’une des quatre dernières maisons sunnites du quartier chiite Ali Salah de Khadamiya. Suaada expliqua que les deux hommes qui prétendaient appartenir au Ministère des Finances présentaient un faux avis d’expulsion et qu’il s’agissait de la seconde tentative pour l’expulser de force, elle et sa famille, depuis leur retour. Exaspérée, et sans aucun autre recours possible, Suaada avait appelé les Kurdes.

Suaada Saadoun explique
Suaada Saadoun explique aux soldats américains et kurdes que les deux hommes chiites devant sa maison ont essayé de l’expulser de Khadamiya, un quartier de Bagdad.
Le soldat kurde
Un soldat kurde interroge le chiite Abbas Radhi devant la famille de Suaada.

Les soldats arrivèrent à la conclusion que les hommes étaient probablement des combattants de l’armée Mahdi. La milice Mahdi travaille main dans la main avec la police irakienne, sous les ordres du religieux chiite renégat Moqtada al-Sadr, et voulait s’assurer qu’aucun sunnite ou autres « indésirables » ne pénètrent dans leurs quartiers. Le Capitaine Morales, l’officier américain responsable des soldats kurdes, envoya les suspects à la base pour y être interrogés. Suaada s’assit dans sa cour, souriant chaleureusement à sa famille et à la foule des soldats. Elle avait l’air vraiment heureuse, exaltée, même. Je pris une photo de ce moment agréable, inhabituel et sortit dans la rue avec les soldats kurdes, qui furent accueillis par les applaudissements et les acclamations des sunnites du quartier. Nombre d’entre eux avaient aussi été menacés et célébraient la petite victoire de Suaada comme si c’était la leur. Plus tard, le Capitaine Morales confia à Ed que porter secours à Suaada avait été la meilleure mission de sa compagnie durant sa rotation en Irak.

Suaada Saadoun sourit
Suaada sourit après la tentative infructueuses des milices chiites de l’expulser de sa maison.

Le lendemain matin, Suaada fut abattue dans une ruelle à proximité de sa maison. Le capitaine Morales, bouleversé, se rendit avec son peloton à la maison de Suaada, où ses filles et ses petits-enfants, fous de chagrin, se tenaient en rang le long de l’allée.. Tandis qu’ils interrogeaient les membres les plus calmes de la famille, je restais à l’extérieur, avec les visiteurs venus pour les funérailles. C’était à vous briser le cœur. La veille, ses petits-enfants me faisaient des blagues et s’amusaient autour de moi tandis que Suaada défendait leur maison ; ses souriantes filles avaient soutenu mon regard, plus longtemps qu’il n’est de coutume pour des femmes irakiennes, au point de me mettre mal à l’aise. Je me sentais un vrai salaud de prendre des photos d’elles maintenant, de cadrer leur douleur, mais je devais raconter leur histoire.

Suaada revenait à pied du marché quand elle a été abattue de huit balles. Des boulangers du voisinage ont dit avoir entendu les coups de feu mais n’ont rien vu. Quand nous sommes arrivés, le corps de Suaada avait été emporté à la morgue et tout ce qui restait était une flaque de sang bue par le sol autour des racines d’un arbre, une douille de balle en cuivre et le dentier de la mâchoire supérieure de Suaada. Le dentier était inquiétant. Je ne pouvais en détacher mes yeux et là, il me vint à l’esprit qu’une fois de plus j’avais pris la dernière photo d’un être humain assassiné. Les reporters commençaient à me dire que je portais la poisse. Je commençais à les croire.

Le dentier de Suaada
Le dentier de Suaada gît sur le sol après son assassinat.
La fille de Suaada hurle
La fille de Suaada hurle en apprenant que sa mère a été exécutée
Ce meurtre m’a marqué à différents niveaux. L’histoire de Suaada contenait une vérité simple sur l’Irak d’aujourd’hui : les Américains, quels que soient les efforts qu’ils déploient, sont impuissants à mettre un terme aux conflits religieux. Et les soldats le savent. Durant toute ma rotation, j’ai entendu différentes versions de la même opinion pessimiste de la bouche d’officiers, de sous-officiers et d’hommes de rang. Sauf rares exceptions, les soldats américains que j’ai croisés estimaient que leur mission, mettre un terme au nettoyage ethnique de Bagdad, était inutile. « Qu’est-ce qu’on peut faire ? » demanda le premier sergent du capitaine Morales après le meurtre de Suaada. « C’est leur problème. C’est leur pays et il faut qu’ils règlent ça entre eux. Il n’y a rien qu’on puisse faire ». Les militaires ne s’appesantissent pas sur ce sujet, mais après la mort de Suaada, après toutes les morts, je le fais. Mes photos des dernières heures de Suaada et de sa mort en sont une démonstration poignante, mais elles ne la ramèneront pas à la vie.

*  *  *  *  

Quand je rentre d’une rotation en Irak, les gens ne manquent jamais de me demander si ce pays est plus dangereux ou moins dangereux qu’avant. C’est plus compliqué que ça. Les rues de Bagdad sont en perpétuelle métamorphose et vous ne savez jamais à quoi elles vont ressembler, ce qui va arriver, ou à quel point vous allez ou vous devriez avoir peur. La menace est toujours présente — passer en voiture dans une ruelle infestée de snipers, sauter dans l’explosion d’une voiture piégée, croiser des patrouilles d’Américains à la gâchette facile ou — ma pire crainte — être kidnappé. Il y a des quartiers plus dangereux, d’autres qui le sont moins.

Et puis il y a Ghazaliya.

Ghazaliya a été l’un des premiers quartiers de Bagdad à être considéré comme trop dangereux pour être couvert par la presse. Des officiers haut placés du régime de Saddam étaient chez eux à Ghazaliya, comme Al-Qaida en Mésopotamie et l’Armée Islamique en Irak. Il est donc tout à fait logique que Ghazaliya ait été choisi pour y ouvrir le tout premier avant-poste JSS de Bagdad, baptisé de façon assez ironique « Casino ».

L’ouverture de l’avant-poste Casino permit d’apaiser les violences dans les environs immédiats, mais la guérilla contrôlait toujours les rues seulement six pâtés de maison plus loin, au sud. Le commandement décida de construire un avant-poste JSS à cet endroit aussi et en mars 2007, la Compagnie Delta du 2e Bataillon, 12e Régiment de Cavalerie, fut envoyée pour ouvrir le JSS Thrasher.

« C’est vingt fois plus calme qu’à notre arrivé », m’a dit un mitrailleur depuis son perchoir dans la tour de garde. Notre conversation fut interrompue par un sniper qui espérait faire un carton facile sur nous, mais je l’ai cru. En février dernier, en tentant simplement de rallier les bâtiments qui étaient son objectif, la Compagnie Delta tomba dans une embuscade et fut frappée par sept IED. C’était plus calme maintenant, mais loin d’être calme. La semaine précédant mon arrivée, quatre Américains avaient été tués par un énorme IED en passant sur la Route Alpha, toute proche, et un autre IED avait mis un tank hors de course. La violence était telle durant les deux jours que j’ai passés là-bas - embuscades, IED, menace sans répit des snipers - que j’avais du mal à imaginer ce que cela avait dû être à l’époque.

La Compagnie Delta partageait l’avant-poste Thrasher avec les Irakiens du 3e Bataillon, 4e Brigade, 10e Division, une unité chiite d’Irak du sud. Durant leur année dans le sud, ils n’avaient pas eu à déplorer la perte d’une seule vie humaine mais peu après leur arrivé à Ghazaliya, leurs deux officiers de commandement avaient été tués. En conséquence, ils avaient peur de quitter la base sans les Américains. Cela rendait fou les Américains. Dans les moments les plus favorables, je n’ai pas grande confiance dans l’armée irakienne, mais dans ce cas, il m’a semblé comprendre leur réticence à se débrouiller seuls. Les Américains se déplaçaient dans les Humvees dernière génération, les plus sûres, dans des véhicules de combat d’infanterie Bradley et dans les terrifiants tanks M1 Abrams. Les Irakiens n’avaient que de vieux Humvees et des petits véhicules blindés de transport de personnel.

La peur devient une chose de la vie, en Irak, et la menace d’être tué ou blessé fait partie intégrante du territoire. Vous ne pouvez vraiment rien y faire, alors vous apprenez à vivre avec. Ceci dit, Ghazliya était terrifiante. Il y avait une telle probabilité de sauter ou d’être tué que même les soldats américains n’étaient pas tranquilles dans leurs propres avant-postes JSS. D’une façon générale, si les soldats sont cool, je suis cool — mais quand ils s’inquiètent, je suis mort de trouille. Les soldats en patrouille dans Ghazaliya se conduisaient comme si chaque mètre de route allait exploser sous eux et chaque maison était bourrée de terroristes sur le point d’attaquer.

J’étais à l’extérieur — et mort de trouille — quand la patrouille est tombée sur un cadavre abandonné. C’est le premier et l’unique cadavre que j’ai vu à Ghazaliya, ce qui est étrange car voir des cadavres abandonnés est devenu si courant en Irak qu’une de mes pseudo-justifications pour vouloir revenir était de photographier cette composante, irréversible semble-t-il, de la guerre. Le corps, partiellement mangé par des chiens, se trouvait dans un terrain vague jonché d’ordures. On m’a informé que durant les neuf jours où cet unique cadavre anonyme s’était trouvé là, deux soldats irakiens étaient morts en essayant de le récupérer et un tank avait sauté.

Un cadavre
Un cadavre en décomposition est dévoré par des chiens à l’endroit où il gît abandonné depuis au moins neuf jours.

L’unité irakienne avait accepté sa mission de récupérer le cadavre, mais seulement avec des renforts importants — un tank américain, un véhicule de combat Bradley, un camion anti-IED, une équipe d’artificiers américains et un peloton entier d’infanterie. Et même avec ça, les Irakiens battirent en retraite plutôt que d’essayer de récupérer le corps. Par la suite, une autre unité iraquienne arriva et les deux soldats qui partirent récupérer le cadavre se mirent à vomir dès qu’ils s’en approchèrent. Le lieutenant m’expliqua plus tard sa réticence à envoyer des militaires américains faire le boulot. « Il n’y a pas de raison de mourir pour un corps déjà mort » me dit-il. « Surtout une vie américaine. Nous avons trop de choses qui nous attendent à la maison ».

Deux soldats et un Buffalo
Deux soldats, un homme et une femme, tentent d’éteindre les flammes qui dévorent un camion Buffalo .

Quand le corps fut enfin récupéré, l’unité passa l’après-midi à éteindre des incendies. Une voiture piégée avait mis le feu à un camion anti-IED en explosant et l’unité fut chargée de réprimer l’embuscade, tandis que les pompiers éteignaient les flammes. Quand l’incendie fut éteint, les soldats irakiens et américains commencèrent à chercher les rebelles : les soldats irakiens en trouvèrent. Ils pointaient leur Kalachnikov par-dessus une barrière en poussant des cris féroces. Quand ils disparurent dans la cour de la maison, l’interprète des Américains, alerté par le raffut, courut voir ce qui se passait. « Lieutenant, venez ici ! » cria-t-il. « Ils sont en train de le maltraiter ! », mais je fus le seul à l’entendre. Je courus à travers des buissons épais et trouvai les Irakiens en train de traîner un homme aux pieds nus hors de la maison. Comme tous les sunnites que j’ai vus être arrêtés par des chiites, il avait l’air mortellement effrayé.

Des soldats et Ziad Sabah Jasim
Des soldats de l’armée irakienne arrêtent Ziad Sabah Jasim après l’avoir trouvé dans une maison proche du lieu de l’explosion d’une voiture piégée.
Soldats et Ziad Sabah Jasim
Des soldats de l’armée iraquienne détiennent Ziad Sabah Jasim.

*  *  *  *  

L’homme arrêté s’appelait Ziad Sabah Jasim et son test d’exposition récente à des substances explosives fut positif. A l’avant-poste JSS Thrasher, un second homme, Moustafa Subhi Jassam, avait été arrêté et lui aussi testé positif à l’exposition à des substances explosives. Le capitaine iraquien mena l’interrogatoire à huis-clos. Il fut interrompu seulement une fois par des soldats américains qui enregistrèrent une empreinte de la rétine et des empreintes digitales du suspect avec leur nouveau scaneur biométrique de haute technologie. Les Américains avaient pour habitude de prendre uniquement les noms et la photo. Ziad et Moustafa en avait certainement fait l’expérience par le passé. Ce nouvel appareil sembla les rendre encore plus nerveux.

Une empreinte biométrique de Ziad
Des soldats américains prennent une empreinte biométrique de Ziad.

Le lendemain, Ziad et Moustafa furent aveuglés avec un bandeau, menottés et laissés sous bonne garde sur un lit de camp à l’extérieur du JSS. Ziad, le plus costaud des deux, se balançait d’avant en arrière. Il avait l’air de souffrir. Moustafa était prostré à côté de lui. Le haut de son dos était lacéré de marques rouge vif de fouet, bien visibles. Par l’intermédiaire d’un interprète, je demandai à un des Iraquiens ce qui s’était passé. « Il a la peau sensible » dit le soldat iraquien avec un sourire malicieux « et il a une irritation ». Je soulevais la veste de Moustafa pour mieux voir. Je ne suis pas médecin mais c’était assez clair. Moustafa était allergique aux séances de fouet avec des câbles électriques. Quand j’ai essayé de photographier les marques, les soldats irakiens se sont mis en colère et se sont placés devant mon appareil-photo.

Moustafa aveuglé
Moustafa aveuglé par un bandeau attend son interrogatoire.
Marques de sévices
Le dos de Moustafa présente des marques de sévices

J’offris des cigarettes aux deux hommes. Ziad accepta. Je savais que c’était des types dangereux mais ils n’en étaient pas moins des êtres humains. Ils ne méritaient pas d’être torturés — à moins qu’ils le méritent? Comme d’habitude, l’Irak réduisait ma logique et ma conception du bien et du mal en lambeaux. Les membres d’Al-Qaida sont des sales types, mais les chiites aussi. Les Kurdes ne sont certainement pas des anges, et même les Américains, avec les meilleures intentions du monde, n’arrangent pas les choses. Parfois, ils empirent même la situation. Il n’y a pas de gentils en Iraq, et alors que j’assistai au désastre qui continuait à se développer, mes émotions ne cessaient d’osciller entre la compassion et la haine.

Un soldat passa près de nous et exprima son dégoût. « Pourquoi donner une cigarette à ces fils de putes ? ». Au moins, son venin était dirigé contre moi. Un des gardes m’expliqua qu’un membre de l’équipe de l’American Tactical Human Intelligence (Renseignement Humain Tactique) était passé à côté des hommes et les avait appelés « meurtriers ». D’habitude, expliqua le garde, les Américains chargés des interrogatoires disent que les suspects arrêtés par les Iraquiens sont innocents. Il avait donc demandé à l’officier du renseignement s’il avait obtenu des informations de lui. « Vous plaisantez ? » répondit l’officier, en parlant de Ziad. « Ce type nous a tués ».

Ziad a avoué
Ziad (au centre) a avoué être un membre de l’Armée Islamique en Iraq et Moustafa Subhi Jassam (à droite) a dit être chauffeur et poseur d’ IED (engins explosifs improvisés) pour Al Qaida en Irak. L’homme sur la gauche a été déclaré innocent par les forces américaines et iraquiennes et a été rapidement libéré.

Moustafa a avoué, lui aussi. Il a dit aux Américains qu’il avait travaillé comme chauffeur et poseur d’IED pour Al-Qaida en Mésopotamie. Comme Ziad, il a parlé aux Américains après avoir été préparé par les Iraquiens. A eux deux, ils ont donné les lieux où des bombes ont été dissimulées à Ghazalia, les noms d’autres combattants clandestins et l’emplacement d’une cache d’Al-Quaida. Un gros contingent d’Américains se mit en tenue pour le raid. Ils amenèrent Moustafa avec eux pour qu’il identifie formellement la maison. Ils ne prirent pratiquement aucune précaution pour cacher son identité. S’il est un jour libéré, Moustafa est un homme mort.

Avant que l’équipe des artificiers soit appelée pour vider en toute sécurité une énorme cache d’armes, un Iraquien agita une cigarette allumée à côté d’une pile de TNT très instable et la maison fut évacuée. Mais le raid était quand même un succès. Je traversai la rue et me détendis sous le soleil de l’après-midi, dans une balancelle de patio, entre le capitaine Bassim Hassan, l’officier de commandement du bataillon iraquien, et l’interprète qui avait alerté son lieutenant quand Ziad et Moustafa avaient été brutalisés. Le Capitaine Hassan était ravi du tour qu’avaient pris les événements depuis que ses hommes avaient traîné Ziad et Moustafa hors de la maison. Il se félicitait du raid et savourait ce qu’il considérait comme son succès personnel de spécialiste des interrogatoires. « Quand j’étais en train de battre Moustafa, j’ai laissé Ziad regarder. J’ai demandé à Ziad s’il voulait subir le même traitement et il a commencé à parler » dit-il en riant. « Ziad, on ne lui parlait qu’avec des gifles Il a parlé après avoir vu ce qu’on a fait à Moustapha ».

La balancelle oscillait toujours d’avant en arrière, mais le monde s’est arrêté de tourner pour moi. Je demandai à l’interprète de rappeler à Bassim que je travaillais pour le New York Times, que je notais tout ce qu’il disait. Bassim s’en fichait. « Je l’ai préparé pour les Américains » dit-il « et je les ai laissés prendre sa confession ». Il croquait des nabook tandis que ses hommes récoltaient pour lui ces petits fruits aigres sur un arbre à proximité. Tandis qu’ils jetaient en l’air des haches, des chaises et des pelles pour faire tomber les fruits des branches hors de leur portée, Bassim réfléchissait à sa spécialité professionnelle. « C’est un bon boulot », dit-il.

Je quittai la cour assommé, en proie à un conflit intérieur intense. En démantelant cette cellule d’al-Quaida, le raid avait sauvé des vies. C’était indéniable. Et les informations n’auraient pu être réunies à temps si la convention de Genève avait été respectée. Encore une fois, indéniable. Mais je hais la torture et je ne l’excuserai jamais. Cependant, les Iraquiens eux-mêmes la jugent nécessaire. Ils disent qu’ils doivent inspirer plus de peur qu’ al-Quaida, sinon, ils ne parviendront jamais à faire parler un suspect.

« Nous savons maintenant comment les faire parler. Nous connaissons leurs points faibles. Nous les battons. Je ne les bats pas tant que ça, mais assez pour qu’ils souffrent et qu’ils soient désespérés ».Ce moment particulier a cristallisé toute la guerre pour moi. Quelle que soit la stratégie que l’Amérique adopte, qui que soient ceux avec qui nous choisissons de nous allier, la cruauté sera toujours la monnaie iraquienne.

Ziad attend
Ziad attend son incarcération

La dernière fois que j’ai vu Moustafa et Ziad, c’était juste avant qu’ils n‘entrent dans le système judiciaire irakien. Même s’ils réussissent à arriver vivants au procès (on dit que les insurgés sont régulièrement torturés dans les lieux de détentions iraquiens), ils seront certainement condamnés à la peine de mort. En les photographiant, je n’ai pas pu m’empêcher de me demander si mes photos seraient les dernières d’eux vivants.

*  *  *  *  

Mon psy m’avait prévenu qu’un voyage supplémentaire en Iraq ne m’appaiserait pas. Même si je déteste l’admettre, il a probablement raison. Nourrir mon manque n’a fait que me rendre plus dépendant. Il y a quelque chose dans cette histoire dont je ne peux pas me détacher — même maintenant, alors que je suis en sécurité, de retour à New-York. Je souffre toujours d’insomnies. Je reste allongé dans le lit, j’écoute les bruits à l’extérieur de notre appartement et mon esprit revit encore et encore ce qui s’est passé, imagine ce qui doit être en train de se passer actuellement. Je vois toutes les personnes, les lieux, les photos que j’ai prises. Parfois, j’aimerais qu’elles appartiennent à quelqu’un d’autre, ou, au moins, j’aimerais avoir les photos d’une autre personne pour les accompagner, la perspective d’une autre personne sur toutes les choses que j’ai vues. Parfois, je reste allongé et je déteste ce que je fais, même si j’en ressens toujours le manque.

C’est quelque chose dont j’ai besoin, mais pour des raisons différentes maintenant.

Photographier la guerre me donnait l’impression d’accomplir quelque chose d’important, mais j’ai appris à accepter que les Américains n’arrêteront pas de mourir parce que je prends leur photo, les violences inter religieuses ne cesseront pas parce que j’ai photographié la mort d’une femme et la torture ne cessera pas parce que j’ai été témoin des suites d’une séance d’interrogatoire. Je me contente d’enregistrer l’histoire maintenant, j‘illustre le déclin, dans l’espoir que ceux qui ne veulent pas l’admettre aujourd’hui puissent un jour regarder mes photos et voir la guerre comme le bourbier truffé d’erreurs qu’elle était — et qu’elle est encore. En attendant, je continuerai mon combat pour définir la guerre en Irak sans lui permettre de me définir.

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